Platon

Platon, la République livre 8, de la démocratie à la tyrannie - Commenté le 22/2/2020 par monsieur l'abbé Oscar Néri

1. 

Platon — la République — Abbé Néri

De la démocratie à la tyrannie

livre 8 — verset 562A à fin livre VIII

Commenté par monsieur l’abbé Oscar Néri, le 22 février 2020

Introduction

Dans ce livre 8, Socrate expose successivement et en parallèle les différentes formes de gouvernement d’une cité et le caractère qui correspond au niveau d’une personne, en rappelant quel est le sens de ce recours. C’est dit Socrate, qu’en observant ce qui concerne la forme du gouvernement d’une cité, que l'on peut voir plus facilement les traits qui la caractérise, et une fois qu’on à examiné ce qui concerne la forme du gouvernement, on peut transposer à l’individu, à une personne, par rapport à un caractère qui correspond à cette forme de gouvernement que Socrate explique, successivement, ces différentes formes de gouvernement dans une voie décroissante. C’est-à-dire qu’à partir de la forme que Socrate présente comme étant la plus juste, il va y avoir une dégradation et alors, les formes de gouvernement vont se succéder par l’altération de la forme précédente.

L’aristocratie

Un petit rappel pour voir si vous avez retenu la première forme qui permet ensuite de suivre les explications. Est-ce que quelqu’un se souvient quelle est la forme de gouvernement le plus juste pour Socrate ? Réponse : aristocratie. Qu’est-ce qui caractérise cette forme de gouvernement ? Réponse : Ce sont les sages qui gouvernent. Donc, il y à partir de cette forme la suivante qui est la timocratie.

La timocratie

Ce qui caractérise cette forme, c’est que la valeur que l'on considère la plus importante pour ceux qui composent cette société, c’est la force et le courage ; pas que la force physique. C’était avec toute la différence qui sépare l’abstraction de la réalité, le mode particulier du gouvernement de Sparte.

L’oligarchie, la démocratie

Après la timocratie, il y a l’oligarchie. Et qu’est-ce qui prime dans cette de gouvernement ? C’est la richesse. Plus précisément, la richesse ne se traduit pas en argent.

On va passer ensuite à une autre forme de gouvernement qui est à son tour une dégradation de la forme précédente. Après l’oligarchie il y a la démocratie. La valeur qui prime dans la démocratie, c’est la liberté. Et la liberté conçue comme la capacité de faire ce que l’on veut. Ce qui n’est pas la vraie définition de la liberté.

Et puis nous arrivons à la dernière forme qui est donc la tyrannie.

La tyrannie

Abbé Néri — Nous reprenons là.

Socrate — Il nous reste désormais à considérer la plus belle forme de gouvernement et le plus beau caractère ; je veux dire dire, la tyrannie et le tyran.

Abbé Néri — Alors vous pouvez remarquer facilement que Socrate s’exprime d’une manière ironique. Quand il dit que c’est la plus belle forme de gouvernement, c’est ironique.

Glaucon — Fort bien.

Socrate — Voyons donc, mon cher ami comment se forme le gouvernement tyrannique ; et d’abord il est à peu près évident qu’il provient de la démocratie.

Abbé Néri — Comme les autres formes de gouvernement, c’est toujours la corruption de celui qui précède.

Glaucon — Cela est évident.

Socrate — La manière dont la démocratie se forme de l’oligarchie n’est-elle pas à peu près la même que celle dont la démocratie engendre la tyrannie ?

La réminiscence - (ἀνάμνησις)

Abbé Néri — On peut constater ici que Platon nous incite à un exercice continuel de mémoire. Parce que pour Platon, le propre de la connaissance, c’est la réminiscence. Voilà pourquoi continuellement, c’est un exercice de mémoire.

Glaucon — Comment ?

Abbé Néri — Il y a ce passage de la démocratie à la tyrannie et en quoi il est semblable au passage de l’oligarchie à la démocratie.

Socrate — Ce que l’on regarde dans l’oligarchie comme le plus grand bien, ce qui même donne naissance à cette forme de gouvernement, ce sont les richesses excessives des particuliers : n’est-ce pas ?

Glaucon — Oui.

La mesure en toute chose — (τον μετριον)

Abbé Néri — Vous pouvez retenir au passage l’adjectif (excessives)qui explique pourquoi il s’agit d’un mal. C’est quelque chose de très important parce ça fait partie de quelque chose, d’une conviction qui était profondément ancrée chez la plupart des Grecs. Pas que chez Platon. C’était vraiment quelque chose qui caractérisait leur manière de penser et de vivre, qu’on trouve ici signalée par cet adjectif. Le défaut de l’oligarchie, c’est le goût pour une richesse excessive. Et une circonstance aggravante : c’est que ce sont les particuliers, c’est là où est allée cette richesse excessive. Pour vous rappeler cette caractéristique propre à l’esprit grec, la valeur qu'ils estimaient le plus en toute chose, c’était la mesure.

Socrate — Et ce qui cause sa ruine, c’est désir insatiable de ces richesses, et l’indifférence que la passion de s’enrichir inspire pour tout le reste ?

Glaucon — Cela est encore vrai.

L’excès de liberté mène à la servitude

Socrate — Maintenant ce qui fait la ruine de l’État démocratique, n’est-ce pas aussi le désir insatiable de ce qu’il regarde comme son bien suprême ?

Glaucon — Quel bien.

Socrate — En effet dans un État démocratique, vous entendrez dire de toutes parts que la liberté est le plus précieux des biens ; et que pour cette raison, quiconque est né de condition libre ne saurait vivre convenablement dans un autre État.

Abbé Néri — Parce que l’État démocratique est censé être composé de membres libres, c’est-à-dire Liberté, Égalité, Fraternité.

Glaucon — Rien n’est plus ordinaire qu’un pareil langage.

Socrate — Or, et c’est où j’en voulais venir, l’amour de la liberté porté à l’excès, et accompagné d’une indifférence extrême pour tout le reste, ne change-t-il pas enfin ce gouvernement et ne rend-il pas la tyrannie nécessaire ?

Glaucon — Comment donc ?

Abbé Néri — Comment passe-t-on de la liberté excessive à la tyrannie qui est la privation de la liberté ? Il y a quelque chose de très fort.

Socrate — Lorsqu’un État démocratique dévoré de la soif de la liberté trouve à sa tête de mauvais échansons qui lui versent la liberté toute pure, outre mesure, et jusqu’à l’enivrer ; alors si ceux qui gouvernent ne sont pas tout-à-fait complaisants et ne donnent pas au peuple de la liberté tant qu’il en veut, celui-ci les accuse et les châtie comme des traîtres et des partisans de l’oligarchie.

Abbé Néri — Le peuple n’est pas content si on ne lui donne pas toute la liberté qu’il réclame.

Glaucon — Oui, certes.

Socrate — Ceux qui sont encore dociles à la voix des magistrats, il les outrage et les traite d’hommes serviles et sans caractère. Il loue et honore en particulier et en public les gouvernants qui ont l’air de gouverner, et les gouvernés qui prennent l’air de gouvernants. N’est-il pas inévitable que dans un pareil État l’esprit de liberté s’étende à tout ?

Abbé Néri — Qu’est-ce donc que la souveraineté populaire ? Mais vous êtes le peuple souverain, c’est vous qui gouvernez ! Un beau discours. C’est quand même incroyable que depuis des milliers d’années, ce discours continue à faire de l’effet.

Glaucon — Comment cela ne serait-il pas 

Socrate — Qu’il pénètre, mon cher ami, dans l’intérieur des familles, et qu’à la fin la contagion de l’anarchie gagne jusqu’aux animaux ?

Abbé Néri — Vous savez, les animaux imitent les maîtres ; le plus visible, ce sont les chiens.

Glaucon — Qu’entends-tu par là ?

Socrate — Je veux dire que le père s’accoutume à traiter son enfant comme son égal, à le craindre même ; que celui-ci s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour les auteurs de ses jours, parce qu’autrement sa liberté en souffrirait ; que les citoyens et les simples habitants et les étrangers même aspirent aux mêmes droits.

Abbé Néri — Et les étrangers, même, aspirent aux mêmes droits. Ça a une résonance plus grande quand on connaît un peu le mode de fonctionnent de la société grecque classique pour qui le statut de l’étranger n’était pas grand-chose. Alors que dans ce système démocratique, on aille jusqu’à prétendre que les étrangers doivent être traités à égalité avec les autres citoyens ; pour les Grecs, c’est une abomination.

Glaucon — C’est bien là ce qui arrive.

Socrate — Oui, et il arrive aussi d’autres misères telles que celles-ci. Sous un pareil gouvernement, le maître craint et ménage ses disciples ; ceux-ci se moquent de leurs maîtres et de leurs surveillants. En général les jeunes gens veulent aller de pair avec les vieillards, et lutter avec eux en propos et en actions. Les vieillards, de leur côté, descendent aux manières des jeunes gens, en affectent le ton léger et l’esprit badin, et imitent la jeunesse de peur d’avoir l’air fâcheux et despotique.

Abbé Néri — Rendez-vous compte de ce qui a été dit sur les étrangers. « les étrangers doivent être traités à égalité avec les autres citoyens » : Aujourd’hui, cette critique. ne passerait pas du tout. Comment ! dire que c’est une misère de vouloir traiter les étrangers au même niveau que les gens du pays !

« Les vieillards, de leur côté, descendent aux manières des jeunes gens, en affectent le ton léger et l’esprit badin, et imitent la jeunesse de peur d’avoir l’air fâcheux et despotique. » : on a peur de paraître ringard.

Glaucon — Tout-à-fait.

Socrate — Mais le dernier excès de la liberté dans un état populaire, c’est quand les esclaves de l’un et de l’autre sexe ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés. Et nous allions presque oublier de dire jusqu’où vont l’égalité et la liberté dans les rapports des femmes et des hommes.

Glaucon — Et pourquoi donc ne dirions-nous pas, selon l’expression d’Eschyle, Tout ce qui nous vient maintenant à la bouche?

Abbé Néri — Attention, la référence littéraire est une ironie de Socrate. Puisque nous avons la liberté en si grande estime, qu’est-ce qui nous empêcherait de dire n'importe quoi. C’est ce qu’on pourrait appeler la liberté d’expression.

Socrate — Sans doute, et c’est aussi ce que je fais. Il n’est pas jusqu’aux animaux à l’usage des hommes qui en vérité ne soient là plus libres que partout ailleurs ; c’est à ne pas le croire, si on ne l’a pas vu. Des petites chiennes y sont tout comme leurs maîtresses, suivant le proverbe ; les chevaux et les ânes, accoutumés à une allure fière et libre, s’en vont heurter ceux qu’ils rencontrent, si on leur cède le passage. Et ainsi du reste ; tout y respire la liberté.

Glaucon —  Tu me me racontes mon propre songe. Je ne vais jamais à la campagne, que cela ne m’arrive. Or, vois-tu le résultat de tout ceci, combien les citoyens en deviennent ombrageux, au point de s’indigner et de se soulever à la moindre apparence de contrainte ? Ils en viennent à la fin, comme tu sais, jusqu’à ne tenir aucun compte des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir absolument maître.

Glaucon —  Je le sais parfaitement.

La démagogie

Socrate — Eh bien, mon cher ami, c’est de ce jeune et beau gouvernement que naît la tyrannie, du moins à ce que pense.

Abbé Néri — Attention, là encore, il y a une ironie. C’est assez étonnant dans ce texte, tout à un sens. Quand il commence à parler de la démocratie, parlant de la tyrannie elle-même, il dit que c’est la plus belle forme de gouvernement des personnes. Ici, l’ironie, c’est à propos de la jeunesse parce qu’il y a une forme d’idolâtrie de la jeunesse, et pour Socrate, pour exercer le gouvernement, il faut un certain âge. Donc, dire que le premier dans cette forme de gouvernement, c’est la jeunesse, ça n’est pas un compliment. Ça montre rien que par cette manière de s’exprimer les désordres et l’injustice, parce que les jeunes ne sont pas à leur place. Pour Socrate c’est vraiment ce qu’il y a de plus injuste et un jeune gouvernement va caractériser cette forme de gouvernement.

Glaucon — Bien jeune, en effet ; mais qu’arrive-t-il ensuite ?

Socrate — Le même fléau qui a perdu l’oligarchie, prenant de nouvelles forces et de nouveaux accroissements à la faveur de la licence universelle, préparer l’esclavage à l’État démocratique : car tout excès amène volontiers l’excès contraire dans les saisons, dans les végétaux, dans nos corps, et dans les États tout comme ailleurs.

Glaucon — Cela doit être.

Socrate — Ainsi dans un État comme dans un individu ce qui doit succéder à l’excès de la liberté c’est précisément l’excès de la servitude.

Glaucon — Cela doit être encore.

Socrate — Par conséquent, ce qui doit être, c’est que la tyrannie ne prenne naissance d’aucun autre gouvernement que du gouvernement populaire ; c’est-à-dire qu’à la liberté la plus illimitée succède le despotisme le plus entier et le plus intolérable.

Glaucon — Tel est l’ordre même des choses.

Socrate — Mais ce n’est pas là ce que tu demandes. Tu veux savoir quel est ce même fléau qui, s’attachant à la démocratie comme à l’oligarchie, conduit celle-là à la tyrannie.

Abbé Néri — Socrate montre par cette manière d’exposer les changements non seulement que la démocratie it nécessairement à la tyrannie, mais il veut fixer notre attention sur la manière : comment il passe de l’un à l’autre. C’est certain que l’un produit l’autre, mais comment ? Voilà ce qu’il veut nous montrer.

Glaucon —  Tu as raison.

Trois classes de citoyens : les frelons, les pauvres et les riches

Socrate — Par ce fléau, j’entends cette foule de gens oisifs et prodigues, les uns plus courageux qui sont à la tête, les autres plus lâches qui vont à la suite. Nous les avons comparés les premiers à des frelons armés d’aiguillons, les seconds à des frelons sans aiguillon.

Abbé Néri — La métaphore est assez intéressante. Cela permet de comprendre dans un mouvement révolutionnaire comment les choses se passent. Pour parvenir à un résultat efficace, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ce qui est moteur d’un bouleversement social, ce n’est pas la majorité, mais une minorité agissante.

Glaucon —  Et très justement.

Socrate — Ces deux espèces d’hommes (c’est-à-dire les frelons cités plus haut) portent dans tout corps politique le même désordre que le phlegme et la bile dans le corps humain. Le législateur, en habile médecin de l’État, devra prendre par avance à leur égard les mêmes précautions que le sage cultivateur d’abeilles prend à l’égard des frelons. Son premier soin sera d’empêcher qu’ils ne s’introduisent dans la ruche ; et s’ils pénètrent, il les détruira au plus tôt avec les alvéoles qu’ils ont infestés.

Glaucon — Non, il n’y a pas d’autre parti à prendre.

Socrate — Pour concevoir plus clairement ce que nous voulons dire, suivons ce procédé.

Glaucon — Lequel ?

Socrate — Divisons par la pensée l’État populaire en trois classes, dont en effet il est composé. La première est cette engeance qui, grâce à la licence publique, ne foisonne pas moins dans la démocratie que dans l’oligarchie.

Glaucon —  D’accord.

Socrate — Seulement elle y est beaucoup plus malfaisante.

Glaucon —  Pour quelle raison ?

Socrate — C’est que dans l’autre État, comme ces gens n’ont aucun crédit, et qu’on a soin de les écarter de toutes les charges, ils restent sans action et sans force ; au lieu que dans la démocratie, ce sont eux presque exclusivement qui sont à la tête des affaires. Les plus ardents parlent et agissent ; les autres, assis autour de la tribune, bourdonnent, et ferment la bouche à quiconque veut parler en sens contraire : de sorte que dans ce gouvernement toutes les affaires passent par leurs mains, à l’exception d’un très petit nombre.

Abbé Néri — Il y a là, une correspondance assez étonnante. En France, dans le régime républicain, dans les débuts de la République, quand on réclamait l’égalité devant la loi, ce n’était pas l’égalité pour tous, mais pour ceux qui étaient capables de payer l’impôt. On dit que la Révolution française a amené la révolte de la bourgeoisie sur l’aristocratie ; c’est un peu réducteur, mais quand même. Donc, dans l’État oligarchique, aux premières places, aux affaires, sont les riches, alors que dans la démocratie, ce sont ceux qui sont ingénieux, habiles et pas forcément riches. C’est ça la différence entre les deux. C’est pour ça que Socrate a dit «  dans la démocratie, ce sont eux presque exclusivement qui sont à la tête des affaires », « les plus ardents parlent et agissent… »

Glaucon — Cela est vrai.

Socrate — Il y a encore une autre classe qui est distincte de la multitude.

Glaucon — Quelle est-elle ?

Socrate — Là où tout le monde travaille à s’enrichir, ceux qui sont les plus sages dans leur conduite sont aussi pour l’ordinaire les plus riches.

Abbé Néri — Intéressant ce paragraphe. C’est-à-dire qu’ils emploient leur connaissance pour vraiment être efficaces dans l’acquisition des richesses. Quelqu’un qui est prodigue, il ne sera pas riche, parce que pour cumuler, il y a des choix à faire et pour en arriver là, il faut un certain talent. Et voilà pourquoi que c’est un petit nombre qui sont capables.

Glaucon — Cela doit être.

Socrate — C’est de là, j’imagine, que les frelons tirent le plus de miel et le plus facilement.

Glaucon — Sans doute. Quel butin pourrait-on faire sur ceux qui ne possèdent que peu de chose ?

Abbé Néri — C’est le problème d’un système économique qui voudrait supprimer la propriété privée. Il n’y aurait plus la stimulation de faire quelque chose. Quand vous êtes quelque part et que tout est à la disposition de tout le monde, c’est à personne.

Socrate — Aussi donne-t-on aux riches le nom d’herbes aux frelons.

Glaucon — Ordinairement.

Socrate — La troisième classe, c’est le menu peuple, tous ceux qui travaillant de leurs bras sont étrangers aux affaires et ne possèdent presque rien. Dans la démocratie, cette classe est la plus nombreuse, et la plus puissante, lorsqu’elle se rassemble.

Glaucon — Oui. Mais elle n’en rassemble guère, s’il ne doit pas lui revenir pour sa part quelque peu de miel.

Socrate — Et il lui en revient toutes les fois que les chefs trouvent moyen de s’emparer des biens des riches pour les distribuer au peuple, en gardant la meilleure part pour eux-mêmes.

Abbé Néri — Appâter la foule, on va prendre aux riches et puis au passage s’enrichir.

Socrate — C’est ainsi qu’il lui revient quelque chose. Cependant les riches qu’on dépouille sont bien obligés de se défendre ; ils s’adressent au peuple, et emploient tous les moyens pour se tirer d’embarras.

Glaucon — Sans contredit.

Socrate — Les autres, de leur côté, les accusent, n’eussent-ils jamais songé à la moindre innovation, de conspirer contre le peuple et de vouloir l’oligarchie.

Glaucon —  Ils n’y manquent pas.

Socrate — Mais à la fin, lorsque ceux-ci voient le peuple, moins par mauvaise volonté que par ignorance, et séduit par les artifices de leurs calomniateurs, disposés à leur faire injustice, alors, bon gré malgré, ils deviennent en effet oligarchiques. Ce n’est point leur faute, mais celle de ce frelon qui, les piquant de son aiguillon, les pousse à cette extrémité.

Glaucon — Assurément.

Socrate — Alors viennent les poursuites, les procès, les luttes de partis.

Glaucon — Oui.

Socrate — Maintenant, n’est-il pas ordinaire au peuple d’avoir quelqu’un à qui il confie particulièrement ses intérêts et qu’il travaille à agrandir et à rendre puissant ?

Le peuple se choisit un protecteur

Abbé Néri — Attention, c’est là, la transition. Devant tant de désordres, il faut un homme providentiel. Voyez comment on arrive petit à petit, au milieu d’un tel désordre, les gens cherchent quelqu’un qui voudrait mettre un peu d’ordre dans tout ça.

Glaucon — Oui.

Socrate — Il est évident que c’est de la tige de ces protecteurs du peuple que naît le tyran, et non d’ailleurs.

Abbé Néri — Cette puissance de Platon a exprimer les idées avec une telle force, par un choix de métaphores magnifiques.

Glaucon —  La chose est manifeste.

Socrate — Mais, par où le protecteur du peuple commence-t-il à en devenir le tyran ? N’est-ce pas évidemment lorsqu’il commence à lui arriver quelque chose de semblable à ce qui se passe, dit-on, dans le temps de Jupiter Lycéen en Arcadie ?

Abbé Néri — Voilà, il se présente comme le protecteur du peuple, un artifice vieux comme le monde.

Glaucon —  Que dit-on qu’il s’y passe.

Socrate — On dit que celui qui a goûté des entrailles d’une créature humaine mêlées à celles des autres victimes, se change inévitablement en loup. Ne l’aurais-tu pas entendu dire ?

Glaucon — Oui.

Socrate — De même lorsque le chef du peuple, assuré du dévouement de la multitude, trempe ses mains dans le sang de ses concitoyens ; quand sur des accusations injustes, suivant la marche ordinaire, il traîne ses adversaires devant les tribunaux pour les faire périr odieusement ; qu’il abreuve sa langue et sa bouche impie des sang de ses proches, qu’il exile et qu’il tue, et montre à la multitude l’image de l’abolition des dettes et d’un nouveau partage des terres ; n’est-ce pas dès lors pour cet homme une nécessité et comme une loi du destin de périr de la main de ses ennemis ou de devenir tyran et de se changer en loup ?

Abbé Néri — Soit être exterminé par ses ennemis, soit devenir tyran.

Glaucon —  Il n’y a pas de milieu.

Socrate — Le voilà donc en guerre ouverte avec tous ceux qui ont de la fortune ?

Glaucon — Oui.

Socrate — Supposez qu’on parvienne à le chasser, mais qu’il revienne malgré ses ennemis, ne revient-il pas tyran achevé ?

Glaucon — Certainement.

Socrate — Mais si les riches ne peuvent ni le chasser, ni le faire périr en le décriant parmi le peuple, ils conspirent sourdement contre sa vie.

Glaucon —  C’est ce qui a lieu volontiers.

Origine de la tyrannie : ses mœurs

Socrate — Arrivé là, l’ambitieux, à l’exemple de tous ceux qui en sont venus comme lui à ces extrémités, adresse au peuple la fameuse requête du tyran : il lui demande une garde, afin que le défenseur du peuple soit en sûreté.

Glaucon — Oui vraiment.

Socrate — Et le peuple la lui donne, craignait tout pour son défenseur, et en parfaite sécurité pour lui-même.

Glaucon —  À merveille.

Socrate — c’est en ce moment, mon cher ami, que tout homme qui a de la fortune, et u est suspect par conséquent d’être un ennemi du peuple, prend le parti que conseillait l’oracle à Crésus.

Il s’enfuit vers l’herbus au lit pierreux,

Quitte la patrie et ne craint pas le reproche de lâcheté.

Glaucon — Fort bien ; car il ne l’aurait pas craint deux fois.

Socrate — En effet, s’il est pris dans sa fuite, il lui en coûte la vie.

Glaucon — Nécessairement.

Socrate — En attendant, notre protecteur du peuple ne s’endort pas dans sa grandeur ; il monte ouvertement sur le char de l’État, écrase une foule de victimes, et de protecteur du peuple devient un tyran.

Glaucon —  Il faut s’y attendre.

Socrate — À présent, considérons quelle est sa félicité propre, et celle de l’État où s’est rencontré un semblable mortel.

Glaucon —  Je le veux bien.

Socrate — D’abord dans les premiers jours de sa domination, n’accueille-t-il pas d’un sourire et d’un air gracieux tous ceux qu’il rencontre ? Il assure qu’il n’est pas un tyran, il est prodigue de grandes promesses en public et en particulier, il affranchit des débiteurs, partage des terres entre le peuple et ses favoris, et affecte envers tous la bienveillance et l’affabilité.

Glaucon —  C’est probable.

Socrate — Quand il en a fini avec ses ennemis du dehors, en s’arrangeant avec les uns, en ruinant les autres, et qu’il a mis son pouvoir à l’abri de ce côté, il a soin de susciter toujours quelques guerres, afin que le peuple ne puisse se passer d’un chef.

Glaucon — Cela doit être.

Socrate — Afin encore qu’épuisés de contributions et appauvris, les citoyens ne songent qu’à leurs besoins de tous les jours, et deviennent moins dangereux pour lui.

Glaucon —  C’est cela.

Socrate — Et s’il en est qu’il soupçonne d’avoir le cœur trop haut pour plier sous ses volontés, c’est encore un excellent prétexte pour s’en défaire en les livrant à l’ennemi. Par toutes ces raisons, le tyran est donc toujours condamné à fomenter la guerre.

Abbé Néri — C’est quelque chose de très important dans la pensée des Grecs, la fin de l’autorité, c’est d’assurer aux gouvernés, la paix. Aristote dit que la fin que doit poursuivre l’autorité dans la cité, c’est que les membres de la société soient ?

C’est une autre manière de parler autrement de la réalité. Je profite de donner la définition de la paix par saint Augustin, qui est dans la droite ligne de la pensée grecque : la paix, c’est la tranquillité de l’ordre ??? Donc, on voit bien si l’on tient compte de cela, comment les tyrans parviennent à ce qu’il y a de plus opposé à ce qui devrait être sa fonction, puisque par nécessité, le tyran a intérêt à que l’État dont il est à la tête soit continuellement en conflit. Donc, on est aux extrémités, voilà pourquoi c’est le pire des gouvernements parce qu’on arrive à la privation du bien le plus important.

Glaucon — Oui.

Socrate — Mais une pareille conduite ne peut manquer de lui attirer la haine des citoyens.

Glaucon — Sans doute.

Socrate — Et n’arrivera-t-il pas que parmi ceux qui ont contribué à son élévation et qui ont du crédit, plusieurs s’échapperont en paroles hardies, soit entre eux, soit devant lui, et critiqueront ce qui se passe, ceux-là du moins qui auront le plus de courage ?

Glaucon —  Il y a grande apparence.

Socrate — Il faut donc que le tyran s’en défasse, s’il veut rester le maître, jusque là qu’il ne laisse subsister parmi les siens, non plus que parmi ses ennemis, un seul homme de quelque valeur.

Glaucon — Évidemment.

Socrate — Il faut que son œil pénétrant s’applique à bien discerner qui a du courage, qui, de la grandeur d’âme, qui, de la prudence, qui, des richesses. Tel est son bonheur : il est réduit, qu’il le veuille ou non, à leur faire la guerre à tous et à leur tendre des pièges, jusqu’à ce qu’il ait purgé l’État.

Glaucon — Belle manière de le purger.

Socrate — C’est juste le contraire des médecins, qui purgent le corps en ôtant ce qu’il y a de mauvais et en laissant ce qu’il y a de bon.

Glaucon —  C’est là pour lui, à ce qu’il parait la condition du pouvoir suprême.

Socrate — En vérité, n’est-ce pas une bien agréable alternative que celle de périr ou de vivre avec une foule d’hommes méprisables, dont encore il ne peut éviter la haine ?

Glaucon — Telle est pourtant la situation où il se trouve.

Socrate — N’est-il pas vrai que plus il se rendra odieux à ses concitoyens par ses cruautés, plus il aura besoin d’une garde nombreuse et fidèle ?

Glaucon — Oui.

Socrate — Mais où trouvera-t-il des gens fidèles ? D’où les fera-t-il venir ?

Glaucon — S’il leur offre un salaire, ils accourront en foule de toutes parts.

Socrate — Je crois t’entendre, Adimante. Il lui viendra par essaims des frelons de tous les pays.

Glaucon —  Mais pourquoi ne prendrait-il pas des gens du pays ?

Socrate — Comment ?

Glaucon —  C’est bien là, ce que je veux dire.

Socrate — Mais pourquoi ne prendrait-il pas des gens du pays ?

Glaucon — Comment ?

Socrate — En faisant entrer dans sa garde des esclaves qu’il affranchirait après les avoir enlevés à leurs maîtres.

Glaucon — Fort bien ; car ces esclaves seraient plus dévoués de ses satellites.

Socrate — Le sort du tyran est bien digne d’envie, si tels sont les amis et les familiers qu’elle lui impose, après qu’il aura détruit ceux dont nous avons parlé.

Glaucon — Voilà ses seuls amis.

Socrate — Ces compagnons du tyran l’admirent ; ce sont là les nouveaux citoyens qui vivent avec lui, tandis que les honnêtes gens le haïssent et le fuient.

Glaucon — Cela doit être.

Socrate — On n’a donc pas tort de vanter la tragédie comme une école de sagesse et particulièrement Euripide.

Glaucon —  À quel propos dis-tu cela ?

Socrate — C’est qu’Euripide a prononcé cette sentence d’un sens bien profond : les tyrans deviennent habiles par le commerce des habiles ; voulant dire évidemment que leur société ne se compose que de gens habiles.

Glaucon — Oui, il qualifie la tyrannie de divine, et autre choses semblables, lui et les autres poètes.

Socrate — Aussi les poètes tragiques ont-ils l’esprit trop bien fait pour trouver mauvais que dans notre État, et dans tous ceux qui s’en rapprochent par leur constitution, on refuse de recevoir les chantres des tyrans.

Abbé Néri — Ici, c’est une critique sévère des poètes en général et d’Euripide en particulier. Il les traite de chantre des tyrans.

Glaucon — Ceux d’entre eux qui seront un peu raisonnables ne sauraient s’en offenser.

Socrate — Quand aux autres États, ils peuvent les parcourir, y rassembler la multitude, et prenant à leurs gages des voix belles, fortes, insinuantes, y répandre le goût de la tyrannie et de la démocratie.

Glaucon —  À merveille.

Socrate — Et y gagner encore de l’argent et des honneurs, surtout auprès des tyrans comme c’est naturel, et en second lieu auprès des démocraties. Mais à mesure qu’ils s’élèvent vers des gouvernements plus parfaits, leur gloire se lasse, manque d’haleine, et n’a plus la force d’avancer.

Glaucon —  Tu as raison.

Socrate — Mais ceci n’est qu’une digression. Revenons au tyran, et voyons comment il fera pour nourrir cette armée de satellites belle, nombreuse, mélangée et renouvelée à tous moments.

S’il y a dans l’État des temples riches, il les dépouillera ; et tant que les produits de la vente des choses sacrées ne seront pas épuisées, il ne demandera pas au peuple de trop fortes contributions : cela est évident.

Glaucon —  Mais quand ce fonds viendra à lui manquer ?

Socrate — Alors il vivra du bien de son père, lui ses convives, ses favoris et ses maîtresses.

J’entends : c’est-à-dire que le peuple qui a donné naissance au tyran, le nourrira lui et les siens.

Glaucon —  Il le faudra bien.

Socrate — Mais quoi ! Si le peuple se fâchait à la fin, et lui disait qu’il. N’est juste qu’un fils déjà grand et fort soit à charge à son père ; qu’au contraire, c’est à lui de pourvoir à l’entretien de son père ; qu’il. Ne l’a pas formé et élevé si haut pour se voir, aussitôt qu’il serait grand, l’esclave de ses esclaves, et pour le nourrir avec tous ces esclaves et ce ramas d’étrangers sans aveu : mais pour être affranchi, sous ses auspices, du joug des riches et de ceux qu’on appelle dans la société les honnêtes gens ; qu’ainsi il lui ordonne de se retirer avec ses amis, du même droit qu’un père chasse son fils de sa maison avec ses turbulents compagnons de débauche.

Glaucon — Alors, par Jupiter, le peuple verra quel enfant il a engendré, caressé, élevé, et que ceux qu’il prétend chasser sont plus forts que lui.

Socrate — Que dis-tu ? Le tyran oserait faire violence à son père, et même le frapper, s’il n’en cédait pas ?

Glaucon — Oui, car il l’a désarmé.

Socrate — Le tyran est donc un fils ingrat, un parricide ; et nous voilà arrivés à ce que tout le monde appelle la tyrannie. Le peuple, en voulant éviter, comme on dit, la fumée de la dépendance sous des hommes libres, tombe dans le feu du despotisme des esclaves, échangeant une liberté excessive et extravagante contre le plus dur et le plus amer esclavage.

Glaucon —  C’est là en effet ce qui arrive.

Socrate — Eh bien, Adimante, aurions-nous mauvaise grâce à dire que nous avons expliqué d’un manière satisfaisante le passage de la démocratie à la tyrannie, et les mœurs de ce gouvernement.

Glaucon —  L’explication est complète.

Fonction

Partie de l’âme

Plaisirs et désirs

Hommes

De connaissance

Amie de la sagesse

De connaître et d’être sage

Ami de la sagesse ou philosophie

D’ambition

Amie du triomphe

De dominer et de rechercher les honneurs

Ami du triomphe

De désir

Amie du gain

D’amour, nourriture et de richesse

Ami du gain

FIN DU LIVRE VIII

 

En ce temps-là, au cours du repas que Jésus prenait avec ses disciples, il fut bouleversé en son esprit et il rendit ce témoignage :"Amen amen, je vous le dis : l'un de vous me livrera."