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Origène : Homélies sur la Genèse II

Lot et ses filles

1. Hospitalité de Lot

Les anges envoyés en vue de la destruction de Sodome, désireux de s'acquitter au plus tôt de leur mandat, prennent soin d'abord de leur hôte, Lot, pour le soustraire, en considération de son hospitalité, au feu imminent qui va tout détruire. Écoutez cela, vous qui fermez votre porte aux étrangers ; écoutez, vous qui évitez un hôte comme un ennemi. Lot habitait Sodome. L'Écriture ne rapporte de lui aucune autre bonne action que l'hospitalité courante. Or, il échappe aux flammes, il échappe à l'incendie pour le seul motif d'avoir ouvert sa maison à des hôtes. Dans sa demeure hospitalière, les anges sont entrés ; c'est le feu qui est entré dans les demeures inhospitalières.

Imparfaite perfection de Lot

Considérons les paroles des anges à leur hôte en retour de ses bons offices d'hospitalité : « Sauve ta vie à la montagne, dit l'Écriture, de peur que tu ne sois pris. » Certes Lot était hospitalier, lui qui, au témoignage de l'Écriture, échappa à la mort pour avoir donné l'hospitalité à des anges. Mais il n'était pas parfait au point de pouvoir monter sur la montagne immédiatement au sortir de Sodome ; car c'est aux parfaits qu'il appartient de dire : « J'ai levé les yeux vers les montagnes d'où me viendra le secours. » En somme, Lot n'était ni assez mauvais pour périr avec les habitants de Sodome, ni assez bon pour pouvoir habiter avec Abraham sur les hauteurs ; autrement, en effet, jamais Abraham ne lui aurait dit : « Si tu vas à droite, j'irai à gauche ou si tu vas à gauche, j'irai à droite », et les demeures de Sodome ne lui auraient pas convenu. Il tenait donc en quelque sorte le milieu entre les parfaits et les perdus. Et sachant qu'il n'était pas de force à gravir la montagne, il s'excuse respectueusement et humblement en disant : « Je ne puis pas être sauvé à la montagne, mais il y a là une toute petite cité, c'est là que je serai sauvé, et elle n'est pas toute petite. » Or il entra dans la toute petite cité de Ségor et là il est sauvé. Après quoi, il monte sur la montagne avec ses filles.

Sodome peut-elle être rétablie dans son honneur ?

Il ne pouvait pas en effet, au sortir de Sodome, monter sur la montagne, bien que l'Écriture ait dit de la contrée de Sodome, avant qu'elle fût détruite, à l'époque où Lot choisit d'y habiter qu'« elle était comme le paradis de Dieu et la terre d'Égypte ». Cependant, pour user quelque peu de digression, quel rapprochement peut-il y avoir entre le paradis de Dieu et la terre d'Égypte pour que Sodome leur soit également comparée ? — Voici ma pensée : avant que Sodome eût péché, tant qu'elle gardait la simplicité d'une vie irréprochable, elle était « comme le paradis de Dieu » ; mais quand elle commença de se flétrir et de s'obscurcir dans les souillures des péchés, elle devint « comme la terre d'Égypte ».
Mais nous nous demandons aussi, puisque le prophète dit : « Ta sœur Sodome sera rétablie dans son ancien état », nous nous demandons si ce rétablissement comporte que Sodome redevienne comme le paradis de Dieu ou seulement comme la terre d'Égypte. — Je doute, pour ma part, que les péchés de Sodome puissent être volatilisés et ses crimes purifiés si complètement qu'on puisse la comparer, une fois rétablie, non seulement à la terre d'Égypte, mais aussi au paradis de Dieu. Cependant ceux qui tiennent à affirmer la chose nous presseront fort en insistant avant tout sur le mot qui se trouve ajouté à la promesse — car l'Écriture n'a pas dit que « Sodome serait rétablie » tout court, mais « que Sodome serait rétablie dans son ancien état» —, et ils assureront que son ancien état n'était pas d'être « comme la terre d'Égypte », mais « comme le jardin de Dieu ».

La femme de Lot

Mais revenons à Lot. Avec sa femme et ses filles, il fuyait la destruction de Sodome. Il avait reçu des anges la recommandation de ne pas regarder en arrière a et se dirigeait vers Ségor. Mais voici que sa femme oublie la prescription : « elle regarde en arrière », viole la loi établie, « est changée en statue de sel ». Y eut-il là, dites-moi, de la part de cette femme, dans ce regard jeté en arrière, une faute suffisante pour encourir la mort, à laquelle elle semblait échapper par faveur de Dieu ? Qu'est-ce, en effet, qui rendit si grave, pour cette femme à l'esprit bouleversé, d'avoir regardé en arrière, où un fantastique crépitement de flammes jetait l'épouvante ? Mais puisque « la loi est spirituelle » et que ce qui arrivait aux anciens leur «arrivait en figure », voyons si Lot, qui n'a pas regardé derrière lui, ne serait pas la raison et la ferme volonté, tandis que sa femme représenterait ici la chair. Car la chair, c'est ce qui regarde sans cesse du côté des vices, c'est, tandis que la volonté tend au salut, ce qui regarde en arrière et cherche les voluptés. Aussi le Seigneur disait-il : « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas propre au royaume de Dieu. » Et il ajoute : « Souvenez-vous de la femme de Lot. » Il semble bien que c'est pour marquer son manque de sagesse que l'Écriture indique qu'elle est changée en statue de sel. Le sel représente, en effet, la prudence qui lui fit défaut. Lot poursuivit donc jusqu'à Ségor, et là, après avoir quelque temps pris les forces qu'il n'avait pu acquérir à Sodome, il monta sur la montagne et y demeura, selon le texte de l'Écriture, « lui et ses deux filles avec lui ».

La faute de Lot : l'ivresse

Alors, vient ensuite ce récit bien connu où l'on voit les filles de Lot s'arranger pour s'unir subrepticement à leur père. Là, je ne sais si les excuses qu'on peut faire valoir pour Lot suffisent à l'exempter de toute faute. Et je ne pense pas davantage qu'il faille le charger au point de lui faire endosser la culpabilité d'un inceste si grave. Car je ne sache pas qu'il ait attenté par ruse ni par violence à la vertu de ses filles ; il fut plutôt pris dans un piège et circonvenu par un habile stratagème. Et pourtant, des filles n'auraient pas abusé de lui s'il ne s'était pas laissé enivrer. Aussi me paraît-il en partie coupable, et en partie excusable. Excusable, parce qu'il ne s'est pas engagé dans une faute de concupiscence et de sensualité et qu'on ne peut lui reprocher ni de l'avoir voulue ni de s'en être fait complice ; mais coupable, parce qu'il s'est laissé surprendre, parce qu'il a trop aimé le vin, et cela deux fois plutôt qu'une.
L'Écriture elle-même me semble, en quelque façon, l'excuser quand elle dit : « Il ne savait pas, en effet, quand il couchait avec elles et quand il se levait » Cela n'est pas dit de ses filles qui, elles, sciemment et habilement, trompent leur père. Lui, pourtant, il sombra tellement dans le sommeil sous le coup du vin qu'il ne s'aperçut pas d'avoir dormi avec sa fille aînée, ni avec la cadette.
Écoutez les conséquences de l'ébriété. Écoutez quels crimes entraîne l'ivresse. Écoutez et soyez sur vos gardes, vous pour qui ce mal ne consiste pas en une faute, mais en une habitude. L'ivresse trompe celui que Sodome n'a pas trompé. Des femmes ardentes font brûler celui que des flammes de soufre n'ont pas brûlé. Lot avait donc été trompé par ruse, sans le vouloir. Aussi tient-il une sorte de milieu entre les pécheurs et les justes, lui qui, pour être de la parenté d'Abraham, n'en a pas moins habité Sodome. Car s'il a pu s'échapper de Sodome, comme l'indique l'Écriture, il le doit à la considération d'Abraham bien plus qu'à ses propres mérites. L'Écriture dit en effet : « Et il arriva que lorsque Dieu détruisait les cités de Sodome, il se souvint d'Abraham et fit sortir Lot de cette contrée. »

La faute des filles de Lot : le péché de la chair

Quant au dessein de ses filles, je crois qu'il faut l'examiner de plus près, pour ne pas leur attribuer à elles non plus autant de culpabilité qu'on pourrait l'imaginer. L'Écriture, en effet, rapporte qu'elles se dirent l'une à l'autre : « Notre père est déjà vieux, et il n'y a personne sur la terre pour venir vers nous selon l'usage de toute la terre. Viens, faisons boire du vin à notre père, couchons avec lui et faisons surgir de notre père une postérité.» A s'en rapporter à ce que l'Écriture dit d'elles, il semble qu'elle les excuse d'une certaine manière, elles aussi. Car on voit que les filles de Lot avaient une certaine connaissance de la fin du monde qui viendrait par le feu, mais, comme celle de jeunes filles, leur connaissance était incomplète et imparfaite. Elles n'ont pas su qu'à côté du pays de Sodome ravagé par le feu il y avait encore beaucoup d'espace intact dans le monde ; elles ont entendu dire qu'à la fin du siècle la terre et tous les éléments devaient être détruits par l'ardeur du feu. Elles voyaient le feu, elles voyaient les flammes de soufre, elles voyaient la dévastation de tout. Elles voyaient aussi que leur mère n'avait pas été sauvée. Alors elles s'imaginèrent qu'il se passait quelque chose de semblable à ce qu'elles savaient de l'époque de Noé, et qu'elles restaient seules avec leur père pour assurer la descendance des mortels. Il leur vient donc le désir de restaurer le genre humain et elles pensent que c'est d'elles que doit sortir le monde nouveau.
Aussi, sachant bien que c'est une grande faute de surprendre leur père et de s'unir avec lui, il leur paraît cependant que ce serait une impiété plus grande de détruire, comme elles le croient, par la sauvegarde de leur chasteté, l'espoir d'une postérité humaine. C'est pourquoi elles exécutent leur dessein avec une culpabilité à mon avis d'autant moins grande que l'espoir et les motifs sont plus forts. Elles dissipent la tristesse de leur père, elles viennent à bout de son inflexibilité par le vin. S'étant introduites auprès de leur père une nuit chacune, elles deviennent enceintes de lui à son insu. Elles ne recommencent pas, elles ne redésirent pas. En tout cela, peut-on les convaincre de dévergondage coupable, d'inceste criminel ? Peut-on qualifier de vice ce qui ne s'est produit qu'une fois ? — Je crains de dire tout haut mon avis, je crains, oui, que leur inceste n'ait été plus chaste que la chasteté de beaucoup de femmes. Que les femmes mariées s'examinent et se demandent si elles ne recherchent leur mari que pour avoir des enfants et si elles cessent de le faire une fois qu'elles sont enceintes. Les filles de Lot, que l'on croit coupables d'inceste, une fois qu'elles ont conçu, ne recherchent plus l'union maritale. Il y a des femmes — ce n'est pas à toutes sans distinction que nous faisons le reproche, mais à quelques-unes —, il y a des femmes qui, sans aucune mesure, telles des animaux, ne cessent de s'adonner au plaisir ; et encore, je ne les comparerais même pas à des bêtes, car les bêtes savent au moins, lorsqu'elles sont pleines, couper court aux entreprises des mâles. Ces sortes de mâles, la sainte Écriture aussi les blâme, quand elle dit : «Ne soyez pas comme le cheval et le mulet qui sont sans intelligence », et encore : « Ils sont devenus des étalons. »

Quant à vous, peuple de Dieu, « qui aimez le Christ d'une manière incorruptible », comprenez le langage de l'Apôtre quand il dit : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, ou quelque autre chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » Par ce membre de phrase : « Ou quelque autre chose que vous fassiez », qui suit boire et manger, l'Apôtre a désigné en un langage plein de décence les œuvres indécentes du mariage, montrant qu'elles aussi, à condition de n'être recherchées qu'en vue de la descendance, s'accomplissent pour la gloire de Dieu.

Explication allégorique

Jusqu'ici, nous avons exposé de notre mieux soit les fautes de Lot et de ses filles soit au contraire ce qui les rend excusables. Mais au point de vue de l'allégorie, j'en connais quelques-uns qui ont voulu donner à Lot le rôle du Seigneur, et faire de ses filles les deux Testaments. Je doute que quiconque connaît les dires de l'Écriture sur les Ammonites et les Moabites, qui sont par descendance de la race de Lot, retienne volontiers cette interprétation. Car comment appliquer au Christ que ceux de sa descendance « jusqu'à la troisième et la quatrième génération » «n'entreront pas dans l'assemblée du Seigneur » ?

Lot, figure de la Loi

Pour nous, autant que nous pouvons juger, nous faisons de Lot une figure de la Loi. Et qu'on ne trouve pas que c'est étrange ! Car, si chez nous le mot loi se décline au féminin, en grec il conserve le masculin. Quant à son épouse, nous en faisons le peuple qui est sorti d'Égypte, qui a traversé la Mer Rouge et qui a échappé aux poursuites de Pharaon comme si c'était les incendies de Sodome ; mais, regrettant les viandes, « les aulx, les oignons et les concombres d'Égypte », il regarda en arrière et tomba dans le désert, devenant lui aussi un mémorial de convoitise en plein désert. Là donc, la Loi se trouve, à l'égard de ce premier peuple, comme Lot qui perdit et abandonna sa femme parce qu'elle regardait en arrière.
Partant de là, Lot s'en vient habiter à Ségor, dont il dit : «Cette cité est toute petite, ma vie y sera sauvée, et elle n'est pas toute petite. » Voyons ce que signifie, appliqué à la Loi : « «Cité toute petite et non toute petite ». Le mot « cité » se dit à partir du « genre de vie » mené par un grand nombre, du fait qu'une cité unifie et englobe la vie d'une multitude. Par conséquent, ceux qui vivent dans la loi ont une vie mesquine et petite aussi longtemps qu'ils comprennent la loi selon la lettre. Car il n'y a rien de grand à observer charnellement le sabbat, les néoménies, la circoncision, la distinction des aliments. Mais si l'on se met à les comprendre spirituellement, ces observances elles-mêmes, qui selon la lettre étaient mesquines et petites, selon l'esprit ne seront plus mesquines, mais grandes.

Les filles de Lot, figure du peuple charnel

Après cela. Lot monte donc sur la montagne et y « habite dans une caverne », comme dit l'Écriture, « lui et ses deux filles ». La loi aussi est montée, peut-on penser, car le temple construit par Salomon vint lui ajouter un ornement : elle devint «maison de Dieu, maison de prière », — mais les méchants qui l'habitaient en firent une « caverne de voleurs ». Donc « Lot habita dans la caverne avec ses deux filles ». Ce sont sans nul doute ces deux filles que le prophète désigne quand il dit qu'Oola et Ooliba sont deux sœurs, Oola étant Juda et Ooliba Samarie.

Séparé en deux, le peuple a donc fait deux filles de la loi. Celles-ci désirant que se propage la race charnelle et que s'affermissent les forces du royaume terrestre par une abondante postérité, assoupissent et endorment leur père, c'est-à-dire qu'elles recouvrent et obscurcissent son sens spirituel, et n'en retiennent que le sens charnel. Aussi conçoivent-elles et engendrent-elles des fils tels que c'est à l'insu du père et qu'il ne les connaît pas. Ce n'était ni l'esprit ni la volonté de la loi de produire des générations charnelles, mais la loi s'endort pour qu'une semblable descendance, qui « n'entre pas dans l'assemblée du Seigneur », puisse être engendrée. «Les Ammonites, en effet, dit l'Écriture, et les Moabites n'entreront pas dans l'assemblée du Seigneur jusqu'à la troisième et à la quatrième génération et tant que dure le siècle » ; ce qui veut dire que la descendance charnelle de la loi n'entre dans l'Église du Christ ni à la troisième génération en raison de la Trinité, ni à la quatrième en raison des Évangiles, ni tant que dure le siècle, mais seulement peut-être à l'issue du siècle présent, lorsque « la masse des Gentils sera entrée et qu'ainsi tout Israël aura été sauvé. »
Voilà ce qu'en creusant de notre mieux selon le sens allégorique, nous avons trouvé sur Lot, sa femme et ses filles ; mais nous n'entendons pas empêcher ceux qui le pourraient de trouver une explication plus profonde à ce mystère.

Exhortation morale

Quant à notre explication de tout à l'heure, dans un développement moral, où nous avons fait de Lot la raison et la ferme volonté, et de son épouse au regard tourné en arrière, la chair adonnée aux convoitises et aux plaisirs des sens, toi qui m'écoutes, ne la reçois pas négligemment. Car tu dois être sur tes gardes : lorsque tu te seras enfui loin des flammes du siècle et que tu auras échappé aux incendies de la chair, même lorsque tu auras dépassé «la cité de Ségor, qui est toute petite et n'est pas toute petite », ce qui représente un certain milieu et un certain progrès pour une cité, et que tu seras arrivé à la hauteur de la science comme sur certains sommets de la montagne, prends garde alors aux pièges de ces deux filles qui ne te quittent pas et qui t'accompagnent même quand tu as gravi la montagne, je veux dire la vaine gloire et sa sœur aînée, l'orgueil. Prends garde que ces filles ne t'étreignent dans leurs embrassements, tandis qu'assoupi et endormi tu crois ne rien sentir ni remarquer. Si l'Écriture les nomme des filles, c'est qu'elles ne nous viennent pas de l'extérieur, mais qu'elles proviennent de nous-mêmes et font en quelque sorte partie intégrante de nos actes. Veille donc de ton mieux et défends-toi de leur susciter des enfants, car ceux qui seront nés d'elles « n'entreront pas dans l'Église du Seigneur ». Pour toi, si tu veux une postérité, suscite-la dans l'esprit, car «celui qui sème dans l'esprit moissonnera, de l'esprit, la vie éternelle ». Si tu désires des embrassements, embrasse la sagesse et « dis que la sagesse est ta sœur », pour que la sagesse dise de toi : « Celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère. » Cette Sagesse est notre Seigneur Jésus-Christ, « à qui soit la gloire et la puissance aux siècles des siècles. Amen ».